Hiérarchie & dominance : comprendre la structure sociale du chien
Bonjour à tous et à toutes, et bienvenue dans ce nouvel épisode du Podcast Maître Zen Chien Zen.
Si c’est la première fois que vous écoutez ce podcast, bienvenue à vous. Je suis Sophie Porta, éducatrice canin spécialisée en comportement. Pour en savoir plus sur nous, vous pouvez aller écouter l’épisode 0.
1Pour cet épisode, j’ai choisi de vous parler de la structure sociale du chien, et de ce qui se cache sous les termes de “dominance”, et de “hiérarchie”. Avec cet épisode, j’avais envie de lever le voile sur une thématique dont finalement on sait peu de choses, mais qui pourtant sert encore aujourd’hui de justification à des méthodes d’éducation douteuses et peu scientifiques. Pour nous permettre d’y voir plus clair, j’ai donc décidé de plonger dans les résultats des dernières études scientifiques. Car je suis persuadée qu’en élargissant nos connaissances et en informant le plus de monde possible, professionnels comme amateurs du monde canin, nous arriverons un jour à sortir de ces croyances ancestrales pour évoluer vers des méthodes d’éducation plus respectueuse basées sur l’éthologie du chien.
Je suis ravie de vous retrouver pour cette rentrée, car oui pour moi il s’agit du 1er épisode que j’enregistre depuis la rentrée et après de longues vacances, et il s’agit en plus d’un thème qui m’intéresse tout particulièrement. J’espère donc que cet épisode vous plaira autant qu’il m’a plu de le préparer.
Je vous souhaite une très belle écoute de cet épisode.
- Qu’est ce qu’une structure sociale ?
- Qu’est ce qu’une hiérarchie ?
- Qu’est ce que la dominance ?
- L’origine de la théorie de la dominance
- La structure sociale du chien
- Qu’en est-il de ces chiens qui castagnent et auxquels on colle l’étiquette de “dominant” ?
- L’utilisation de la théorie de la dominance entre le chien et l’humain
- CONCLUSION
Qu’est-ce qu’une structure sociale ?
Avant de plonger dans le sujet, commençons par définir ce qu’est une structure sociale d’un point de vue sociologique et éthologique.
La structure sociale correspond à la composition démographique d’un groupe, c’est à dire :
- Le nombre d’individus
- Le sexe ratio, soit le nombre de mâles et de femelles, et les différentes classes d’âges
- La répartition spatio-temporelle des individus les uns par rapport aux autres
Il existe 4 critères qui permettent de caractériser les différentes structures sociales :
- La durée du regroupement des individus : est-ce qu’il s’agit d’un groupement temporaire (comme le temps d’une balade), permanent (comme le cas de 2 animaux vivant dans un même foyer), ou périodique (comme le cas d’animaux qui se retrouvent chaque printemps pour la période de reproduction) ?
- La coordination des activités : y’a t-il dans le groupe une coordination des activités comme la chasse par exemple ? Les déplacements sont-ils synchrones ? Y’a t-il une construction commune aux activités ?
- L’organisation sociale du groupe, c’est-à-dire les relations entre les individus qui forment le groupe. Ces relations sont-elles de type dominant / subordonné ? Y’a t-il présence de comportements affiliatifs et agnostiques, affiliatif voulant dire qui tend au rapprochement du groupe, agnostique voulant dire qui a pour but d’éloigner les individus ? Entre qui et qui ont lieu les relations ?
- Le mode de fondation du groupe : s’agit-il d’individus regroupés au hasard ? D’un regroupement d’individus et de sa descendance ? D’un regroupement d’individus ayant un lien de parenté mais sans les individus fondateurs ?
Ces structures et organisations sociales vont permettre le regroupement des individus et vont être menées par des stratégies permettant aux individus de pouvoir vivre, en fonction des contraintes environnementales, afin de permettre de répondre à 3 critères majeurs qui sont : se nourrir, se reproduire, se protéger.
Qu’est-ce qu’une hiérarchie ?
Passons maintenant à la définition d’une hiérarchie.
Plusieurs critères doivent être respectés pour pouvoir parler de hiérarchie, notamment :
- un groupe constitué d’au moins 3 individus
- qui vivent ensemble 24h sur 24
- qui ont un but commun pour leur survie (reproduction, alimentation, sécurité)
Ainsi, deux chiens qui se rencontrent en balade ne peuvent pas créer de hiérarchie, puisqu’ils ne vivent pas ensemble et n’ont pas de but commun pour leur survie.
De la même manière, deux chiens qui vivent 24h/24 ensemble ne peuvent non plus pas fonder de hiérarchie, puisqu’il y a moins de 3 individus et qu’ils n’ont pas de but commun pour leur survie.
Et puis finalement, 3 chiens (ou plus) qui vivent ensemble ne créent pas non plus de hiérarchie, car ils n’ont pas de but commun pour leur survie, étant nourris et mis en sécurité par l’homme, et la reproduction étant également contrôlée par celui-ci.
Qu’est-ce que la dominance ?
Maintenant que nous avons défini ce qu’est une structure sociale et ce qu’est une hiérarchie, penchons-nous sur la définition d’un autre terme important, la dominance.
Pour mieux comprendre, imaginons que nous mettions un seul os charnu au milieu de plusieurs chiens. Parmi ces chiens, certains auront peut-être déjà mangé un autre os charnu dans la journée, ou auront mal au ventre ce jour là, tandis que d’autres seraient affamés ou simplement très attirés par la ressource. Si il devait y avoir un conflit, ce qui n’est pas obligatoire car certains chiens vont se détourner d’eux-mêmes (puisque pas faim ou pas intéressé), le chien qui remportera le conflit sera dominant dans CETTE situation, dans ce contexte et à cet instant précis. Si on refait la même expérience le lendemain avec les mêmes chiens mais en changeant certains paramètres comme l’état de satiété (admettons que tous les chiens ont faim), le résultat sera probablement différent. Le chien étant un opportuniste, il se battra si et seulement s’il estime que cela en vaudra la peine pour lui (donc, si la ressource a une forte valeur et est limitée).
Pendant longtemps, la majorité des études s’intéressant à l’organisation sociale des groupes de chiens n’ont pris en compte uniquement les comportements d’agression ou d’évitement entre les individus, qu’on appelle aussi les comportements “agonistiques”, et non les comportements ayant pour but le rapprochement des individus, aussi appelés les comportements “affiliatifs”. A ces études il manque donc toute une composante “positive” des interactions entre les individus des groupes étudiés, pourtant à l’origine de la cohésion des groupes sociaux.
L’origine de la théorie de la dominance chez le chien
Pour comprendre l’origine de cette théorie de la dominance chez le chien, il faut remonter le temps et retourner pas loin de 100 ans en arrière. En 1930, le scientifique Rudolph Schenkel a effectué une série d’observations sur des loups en captivité. Ses résultats, publiés dans une étude en 1947 et qui porte le nom « Expressions Studies on Wolves » montraient l’existence chez le loup d’une hiérarchie linéaire, c’est-à-dire que l’individu A domine B, B domine C, et ainsi A domine C, etc. D’après cette théorie, les loups seraient constamment en conflit pour gagner une place plus haute dans cette hiérarchie, et pouvoir accéder à certains privilèges comme l’accès à la nourriture, à la reproduction, aux espaces de repos, etc. D’après cette théorie, le loup dominant, appelé le loup “alpha”, devrait régulièrement rappeler son rang aux autres individus du groupe à travers des agressions violentes et fréquentes. Cette théorie populaire a ensuite été étendue à de nombreuses espèces dont fait partie le chien.
Mais comme vous le savez peut-être si vous avez écouté l’épisode sur la domestication, le chien n’est pas, ou plutôt – n’est plus, un loup. Les deux espèces sont aujourd’hui bien distinctes et ne connaissent plus les mêmes conditions écologiques. Pour cette raison, les résultats des recherches menées sur le loup, qu’il soit en milieu naturel ou en captivité, ne peuvent en aucun cas être appliquées au chien, encore une fois libre ou en captivité, bien que ce fût le cas pendant longtemps.
Dans la même logique de déduction, on pensait aussi que l’humain devait être le dominant et soumettre le chien pour lui rappeler régulièrement sa place dans la maison. Cette théorie a surtout permis de justifier l’usage de la violence et de la peur envers nos chiens pendant bien trop longtemps.
La structure sociale du chien
Les chiens de compagnie d’aujourd’hui
Avant de parler de la structure sociale du chien, commençons par nous intéresser à la façon dont vivent nos chiens de compagnie. Nos chiens de compagnie ne représentent qu’une petite partie des chiens qui vivent sur terre. Les scientifiques font également la différence entre les chiens de compagnie, qui ont un propriétaire, vivent dans nos maisons et sont contrôlés par l’humain, et les chiens libres, qui ont un propriétaire mais sont libres de se déplacer comme ils le souhaitent et vivent principalement en extérieur. Les chiens de compagnie vivent captifs, enfermés dans nos maisons, et dépendent entièrement des humains pour se nourrir et s’abriter. Nous contrôlons leurs interactions, leurs sorties et leurs activités. Beaucoup de ces chiens vivent seuls avec parfois des copains de balades, et d’autres vivent à plusieurs mais ne choisissent pas avec qui ils vivent et ne circulent pas librement chez eux, ils ne peuvent pas non plus quitter le groupe en cas de mésentente. Nos chiens de compagnie sont souvent stérilisés et, quand ce n’est pas le cas, mâles et femelles sont souvent séparés pendant la période des chaleurs.
Or pour pouvoir étudier la structure sociale du chien avec ses congénères (et non avec les humains), les recherches doivent être faites uniquement sur des chiens libres, et non des chiens domestiqués et vivant principalement avec une autre espèce que la leur et avec laquelle ils interagissent en majorité, c’est-à-dire nous les humains. Les groupes de chiens de compagnie étant constitués de façon artificielle par les humains, on retrouve tous les types de ratio mâle/femelle, beaucoup de familles ont plusieurs mâles et femelles mais on trouve parfois des groupes composés de mâles ou de femelles uniquement. Les chiens de compagnie étant souvent stérilisés, cela influe donc sur tous les comportements naturels liés à leur sexe et à la reproduction. Ainsi les résultats des recherches menées sur les chiens libres ne sont, eux non plus, pas tout à fait applicables à nos chiens domestiques qui finalement se contentent pour la plupart de quelques rencontres canines lors des balades.
Résultats d’une étude par Bradshaw en 2009 sur un groupe de chiens domestiques
Bien que les études menées sur les chiens domestiques soient rares, on a toutefois une étude menée par Bradshaw et publiée en 2009 portant sur un groupe de chiens domestiques mâles castrés interagissant librement, a montré que les relations par paires étaient évidentes, mais aucune hiérarchie globale n’a pu être détectée. Les chercheurs ont conclu de cette étude que les comportements agonistiques étaient probablement plutôt influencés par les apprentissages associatifs. Lorsque deux chiens se rencontrent pour la première fois, ils ne se connaissent pas et ne peuvent donc pas prévoir leurs réactions. A force de rencontres, les chiens vont apprendre que telle ou telle situation est “à risques” et ainsi par la suite prédire une issue négative, tandis que telle autre ou telle autre situation comme par exemple des appels au jeu dès le départ vont probablement prédire une issu positive. Ainsi le comportement des chiens serait d’avantage défini par les apprentissages par associations associés à la valeur subjective de la ressource en jeu, que par une hiérarchie définie.
Les structures sociales chez le chien libre
Même si cela n’est pas applicable à nos chiens domestiques, intéressons-nous un moment à la structure sociale des chiens libres, qu’il s’agisse de chiens ayant un propriétaire mais étant libres de se déplacer, les chiens errants, et les chiens ferreaux retournés à l’état sauvage et qui ne sont pas apprivoisés.
Les résultats d’observations de chiens libres menées en différents endroits évoquent des groupes de chiens de petite taille et de composition variée, généralement polygyne, c’est-à-dire avec plusieurs femelles reproductrices pour un même mâle, mais aussi parfois polyandres, c’est-à-dire avec plusieurs mâles pour une même femelle. Il existerait également de nombreux chiens solitaires, en plus des groupements. On sait également que chez les chiens errants ou féraux, tous les mâles peuvent se reproduire avec toutes les femelles, et vice-versa.
Un review, c’est-à-dire un article scientifique reprenant plusieurs études pour comparer et discuter des résultats, publié par Van Kerkhove en 2004, et passant en revue 5 études sur les chiens ferraux publiées entre 1975 et 1995, a conclu que la structure de leur meute est très lâche et implique rarement un comportement coopératif, que ce soit pour élever les jeunes ou pour obtenir de la nourriture.
Qu’en est-il de ces chiens qui castagnent et auxquels on colle l’étiquette de “dominant” ?
Intéressons-nous maintenant à ces pauvres chiens catalogués comme “dominants” ou “régulateurs” parce qu’ils castagnent et “soumettent” n’importe quel chien qu’ils ont en face d’eux. Eh bien ces chiens là ne sont pas des superhéros comme certains propriétaires ou même éducateurs veulent le faire croire, mais plutôt des chiens stressés par la présence des autres et qui ont appris – car oui il s’agit bien d’un apprentissage – à répondre par des comportements agonistiques souvent violents comme des agressions, pour faire cesser le conflit et remettre de la distance. Pour citer Cynotopia dans son article sur le chien dominant et la hierarchie :
L’utilisation de la théorie de la dominance entre le chien et l’humain
Et comme dernier point dans cet épisode, mais peut-être le plus important, voyons ensemble pourquoi la théorie de la dominance n’est en aucun cas applicable dans une relation entre le chien et l’humain.
Nous ne sommes pas des chiens, et nos chiens le savent. Ne faisant pas partie de la même espèce, il ne peut y avoir de hiérarchie ni de notion de dominance / subordination entre chiens et humains. Les chiens apprennent simplement à se comporter d’une certaine façon avec tel ou tel humain par associations : Marie me donne du fromage à table, Paul me laisse dormir dans le lit et c’est confortable, Mike me demande de descendre du canapé à chaque fois qu’il me voit.
Et la bonne nouvelle, c’est qu’on peut donc mettre à la poubelle toutes ces règles non fondées selon lesquelles il faudrait empêcher le chien de passer une porte en premier pour lui montrer qu’on est le dominant, lui interdire une pièce de la maison pour la même raison, lui donner à manger après nous, ou encore lui interdire de monter sur le canapé alors qu’on en meurt d’envie. Et surtout, retourner son chien pour montrer son statut de dominant n’est plus du tout justifié, et peut surtout aggraver la situation en créant une association encore plus négative et en abîmant le lien avec l’humain. Bien-sûr certains de ces principes ont d’autres utilités comme la sécurité si le chien apprend à ne pas se précipiter quand on ouvre une porte, mais en aucun cas cela définit un statut. Vous pouvez donc tranquillement dormir avec votre chien, lui donner à manger à table ou le nourrir avant vous si c’est quelque chose qui vous convient.
Conclusion de cet épisode sur la hiérarchie et dominance chez le chien
Nous voilà à la fin de cet épisode. Pour conclure sur cette question de dominance et de hiérarchie, je dirais qu’aujourd’hui, lorsqu’on observe nos chiens, il est plus cohérent de se demander “qui a la priorité sur quoi ?” que “Est-ce que mon chien est dominant”.
Et finalement, avoir la priorité sur une ressource va dépendre de nombreux facteurs comme le tempérament du chien, sa motivation, son historique et ses apprentissages, et surtout le contexte et le moment. Un chien peut tout à fait apprendre à systématiquement agresser ses congénères s’il se sent en danger, ou à grogner l’humain qui s’approche du canapé s’il se sent en danger vis-à-vis de la ressource en jeu. Tous ces comportements ne sont pas innés et peuvent être travaillés à tout âge puisque le chien peut apprendre tout au long de sa vie.
Heureusement le monde de l’éducation canine évolue et de plus en plus de professionnels tendent à adopter des méthodes d’éducation plus modernes et surtout plus respectueuses de nos chiens, mais ce n’est pas toujours le cas et ces vieilles théories ont encore la dent dure et restent très populaires. Et pour finir, je voudrais partager avec vous une citation d’Isaac Asimov qui dit :
et qui illustre parfaitement pourquoi la théorie de la dominance est restée si populaire. Mais je suis persuadée qu’en aidant les propriétaires à mieux connaître l’espèce avec laquelle ils vivent, et en diffusant ces “nouvelles” méthodes d’éducation positive afin qu’elles soient accessibles à tous, le monde finira par ouvrir les yeux et mettre au placard ces vieux principes. Aucune personne saine d’esprit ne prend plaisir à utiliser la peur ou la douleur pour venir à bout d’un comportement et risquer d’abîmer la relation avec son chien.
Si vous avez aimé l’épisode, je vous invite à le partager et à vous abonner à notre newsletter pour être informés des nouveaux épisodes. Je vous remercie pour votre écoute, et vous dis à très bientôt pour un nouvel épisode du podcast Maître Zen Chien Zen.
Sources
https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S1558787808001159
Livre : Dominance, mythe ou réalité de Barry Eaton
https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1207/s15327604jaws0704_7